Les Kurdes et leur musique
Les Kurdes, peuple de langue indo-européenne, majoritairement de confession musulmane sunnite, compte 40 millions de personnes qui vivent en Turquie, en Iran, en Irak et en Syrie. Peuple persécuté, depuis un siècle, ils luttent pour avoir leur propre patrie, le Kurdistan. Mais tous les États qui abritent une communauté de Kurdes s’y opposent car ils craignent de devoir abandonner une partie de leur territoire national.
Ainsi pour les Kurdes, que séparent les frontières de plusieurs Etats, la musique et la culture jouent un rôle crucial. Très varié, le folklore kurde offre une grande diversité d’histoires, de contes, dans laquelle la nature tient une grande place, ainsi que des personnages mythologiques, des héros, et des histoires d’amour. Et des chroniques d’histoire à la poésie lyrique, en passant par les épopées et de la littérature écrite, tout est chanté, tout est mis en musique, afin d’être mieux mémorisé et transmis à la postérité.
La création "Éléonore Fourniau Ensemble"
En janvier 2022, Le Chantier reçoit en résidence « Éléonore Fourniau Ensemble » (Turquie, Iran, Irak, Syrie).
L’ensemble Eléonore Fourniau propose une lecture de cette tradition des musiques du peuple kurde, en y apportant des sonorités neuves par l’introduction d’instruments tels que la vielle à roue, la flûte bansurie, le rebab afghan etc..
Les instruments
La flûte de berger (blûr/ bilûr)
Longue de 40 à 60 cm, cette flûte oblique turque est l’instrument de base de la musique populaire. Tuyau taillé dans un rameau de mûrier ou de noyer, elle ne possède ni encoche, ni anche et compte sept ou neuf trous. Jouée en solo, elle accompagne chants d’amour et chants épiques. Associée à un tambour (lerbane) elle sert aussi les danses et les dilok.
Le dûdûk (fiq) et la zurna
Le dûdûk est un hautbois (instrument à anche double) de perce cylindrique. Il est surtout utilisée dans les vallées et les hauts plateaux de la région kurde septentrionnale en Turquie. Tuyau taillé dans un rameau de mûrier ou d’abricotier, long d’une trentaine de cm, il est perforé de huit trous. Il est accompagne les chants de guerre ou d’amour. Associé au def, il accompagne les danses. Le dûdûk n’est pratiquement jamais joué seul. Même en solo, il est secondée d’un deuxième dûdûk qui donne la tonique, sinon du tenbûr.
La zirne (ou zurna) est un hautbois conique à anche double en roseau (emboitée sur un petit bec en cuivre).
Le luth kurde (tenbûr)
C’est l’instrument le plus populaire. Il existe en divers modèles et dimensions. Le plus courant a une caisse de résonnance en demi-poire taillée dans du mûrier, six cordes métalliques qu’on pince avec un plectre, un manche en noyer d’un mètre qui porte six chevilles et 32 ligatures ajustables. Sa table n’est pas percée. Il est utilisé seul pour accompagner des chants de la plaine, et surtout les chansons politiques. Quand il accompagne des chansons de divertissement et de danse, il est soutenu par le tambour en poterie (dembilk).
Le tambour sur cadre (def / daf)
Apparu en Mésopotamie, ce membranophone est composé d’une peau tendue sur un cercle de bois, dont la face interne peut être jalonnée de petits anneaux métalliques. Très sonore, avec une grande résonance, il est très sensible aux variations climatiques et nécessite d’être accordé dans certaines conditions et selon plusieurs techniques.
La danse (Dîlan / Halay)
Les dilok sont des chansons de danse et de divertissement qu’on chante au cours des soirées amicales ou de festivités (noces, nouvel an, naissance, circoncision, etc.) Elles s’accompagnent à la flûte, au luth, à la grosse caisse ou simplement par des claquements des mains ou un tenbûr.
Les danses kurdes sont mixtes. Suivant la danse (dîlan), les danseurs se tiennent par l’auriculaire ou la main, sinon posent la main sur l’épaule du voisin. Le rythme contenu dans le dilok que chante le meneur, repris par les autres, est martelé par une percussion. Toutes les parties du corps participent à la danse. En fait, seuls les pieds et le buste exécutent des mouvements précis et rythmés.
La danse kurde présente de nombreuse de variétés désignées d’après le nom de la région d’où elles sont originaires ou d’après la forme des mouvements à exécuter. La danse la plus répandue est la govend, ronde où hommes et femmes, bras-dessus, bras-dessous, exécutent des petits pas, des balancements fortement scandés, des chassés croisés. Il en existe de multiples variantes à trois ou quatre pas, à ronde lente ou langoureuse, voire épaule contre épaule.
La danse çopî, très répandue, s’accompagne de sautillements. La farandole de danseurs s’avançant ou reculant, en oscillant d’un côté à l’autre.
Parmi les rares danses non mixtes, existe une danse du sabre qui met en scène des exercices d’agilité et d’adresse. Ou encore une simulation d’un combat à dos de cheval, danse qui marque l’un des moments importants des festivités de mariage.
Les Kurdes et leur musique
Le rôle des bardes (Dengbêj)
La musique kurde est populaire et anonyme : chanson d’une femme qui exprime sa tristesse ou sa joie, joutes poétiques de jeunes gens sur des sentiers d’alpages, festivités du Nouvel An, longues cérémonies de mariage, évènements cruels, tout est prétexte à musique partagée. Autre véhicule des chansons : les bardes (dengbêj) qui les diffusent de village en village, de campement en campement. Créateurs, poètes, compositeurs, mémorialistes, dotés d’une belle voix, maîtrisant un instrument, ce sont des acteurs de premier plan dans la vie d’une culture nationale kurde. Un statut qui les distingue d’ambianceurs (mitrib) ou de musiciens semi-professionnels (cengene), spécialisés dans l’art de jouer du tambour sur cadre (def) ou du hautbois (zirne), lors des fêtes.
Chant et mélodie
Transmises de génération en génération, les chansons conservent fidèlement leurs paroles d’origine. Par contre, les mélodies subissent de constantes modifications. En ce sens, l’interprète est plus qu’un simple exécutant et son talent se juge dans l’enrichissement d’une mélodie, dans l’usage d’instruments nouveaux, dans les variations d’une région à l’autre. Comme pour les autres musiques du Proche-Orient, la musique populaire du Kurdistan est monodique et la mélodie a un caractère fondamentalement vocal. L’accompagnement instrumental vise surtout à préparer chez l’auditeur un certain état d’esprit, à le rendre plus réceptif au message vocal.
Nomades et sédentaires
Le mode de vie nomade a laissé des empreintes dans la vie musicale. Et les chants des pasteurs, les airs chantés à l’occasion des festivités marquant le départ pour les hauts alpages (zozan), le retour en plaine, les réjouissances lors des mises-bas ou des tontes, forment une grande part du répertoire de la musique kurde. Par contre, dans les plaines méridionales du Kurdistan arrosées par le Tigre et L’Euphrate, s’est développée une civilisation d’agriculteurs sédentaires. La différence entre les cultures montagnardes et de la plaine étant assez nette. Ainsi quand la musique des montagnes utilise surtout des instruments à vent, dont le fameux dûdûk, la musique de la plaine privilégie les instruments à cordes, en premier lieu le luth kurde à six cordes.
Cependant, qu’ils soient de la plaine ou de la montagne, des vallées ou des plateaux, les chants ont en commun des traits caractéristiques : ce sont des chants « longs », pathétiques et nostalgiques, à l’exception des dilok, airs de danse et de divertissement, très nombreux fort entrainants.
Le chant kurde
Le chant traditionnel a une structure répétitive basée sur une strophe qui comporte trois à sept phrases musicales. Cette strophe contient toute la ligne mélodique. Les phrases n’ayant pas forcément la même longueur puisque le vers est libre. En outre, si un chant est « long », il le demeure d’un bout à l’autre. Un schéma qui est valable pour les chants religieux ainsi d’ailleurs que pour les dilok.
Les chants épiques
Les chants épiques, étant donné la place très importante qu’occupe la guerre dans la vie des Kurdes, sont fort nombreux dans la musique populaire. Appelés « beaux » (delal) par les habitants de la plaine, ils reçoivent le nom de « chants de cavaliers » (lawikên siwaran) chez les montagnards. Le delal dont la ligne mélodique traditionnelle a fourni à la musique savante proche-orientale un maqam, le kurdî hicazkâr, s’accompagne souvent du tenbûr et parfois du dûdûk. Les chants de cavaliers ont une ligne mélodique moins régulière. Les rythmes, plus saccadés et vifs, qui épousent fidèlement le contenu du récit, évoquant aux moments forts la violence des scènes de combat. Improvisés soit par des dengbêj, par des combattants, par des femmes soucieuses d’immortaliser les hauts faits d’un événement, les chants épiques constituent de véritables chroniques historiques dans lesquels à peu près tous les évènements de la vie locale et nationale se trouvent évoqués.
Musique savante
Si on ne peut parler aujourd’hui de musique kurde savante, il ne faut pas ignorer qu’une « musique élaborée et raffinée », selon les voyageurs de l’époque, a existé dans les cours féodales kurdes. Qu’en outre, la contribution des musiciens kurdes au développement de la musique savante musulmane fut essentielle. Une réalité que rappellent les trajectoires des Ibrahim al-Mehdi, d’Ibrahim Mawsili (fondateur du premier conservatoire du Proche-Orient) ou du fameux Ziriyab lequel, après avoir commencé sa carrière à Bagdad, la poursuivit à Cordoue où il fonde un conservatoire, pépinière d’un art arabo-andalou dont les traditions se perpétueront dans l’ensemble du Maghreb.
La musique religieuse
Les cérémonies du zikr des confréries mystiques soufis et leurs chants (beyt) jouent aussi un rôle important dans la vie musicale des Kurdes.
Musique funéraire
Il existe une musique funéraire. Ses airs tristes joués au def ou dûdûk sont réservés aux funérailles des jeunes filles et de jeunes gens morts célibataires. Des longs poèmes parfois d'inspiration religieuse (lawij) sont chantés à cette occasion. Mais l’on chante aussi ces lawij, empreints de nostalgie et de mélancolie, en d’autres occasions, par exemple au cours de soirées intimes d’amis.
Chants de mélancolie ou d'amour
Les chansons de toile (berdolavî), que femmes et jeunes filles fredonnent en tissant leurs tapis, sont aussi pleines de tristesse et de mélancolie. Ces chants d’amour intimes, généralement courts, se passent d’accompagnement instrumental. Les chants d’amour (kulamên dilan), composés par des femmes, sont courts et de facture libre. Ils sont fort nombreux, la chanson kurde évoquant souvent l’amour malheureux, contrarié par des contraintes liées à une société patriarcale.
© Frank Tenaille, 2022